À la veille de la finale de la Ligue des champions de l’UEFA, le 31 mai, opposant le Paris Saint-Germain et l’Inter de Milan, focus sur la rivalité des équipes en coulisse, celle des présidents de club. Les moteurs : l’ego, les émotions et les médias sportifs qui mettent le feu aux poudres. Comment l’expliquer ?
Nasser Al-Khelaïfi, le président du Paris Saint-Germain (PSG), et Giuseppe Marotta, le président de l’Inter de Milan, n’ont pas échangé d’invectives par média interposé en vue de la finale légendaire du football. Si le président parisien ne règne pas en maître en Ligue des champions, il montre les muscles en ligue 1 : « John, John, John… Arrête de parler ! Tu comprends rien. T’es qu’un cow-boy qui vient de nulle part et tu viens nous parler », conspue-t-il John Textor, le propriétaire de l’OL. Plus qu’un échange musclé, cette altercation révèle une réalité peu explorée : celle de la compétition entre dirigeants de clubs sportifs.
Pendant longtemps, dans les manuels de stratégie, la concurrence est essentiellement fondée sur une mécanique rationnelle. Selon Porter, les entreprises sont censées fonctionner en avantages/coûts, selon Lieberman et Montgomery, être first mover ou selon Barney, s’appuyer des ressources et des compétences idiosyncrasiques, liées au tempérament d’une personne.
Mais si la concurrence entre entreprises ne se jouait pas uniquement sur des chiffres, des modèles d’analyse abstraits ou des stratégies froidement rationnelles, mais plutôt dans l’interaction humaine entre décideurs ? Les théories du management classique se tromperaient-elles ?
Cette contribution s’appuie sur une thèse soutenue en décembre 2024 à l’Université Paris-Nanterre. Elle intègre le facteur humain dans l’analyse de la dynamique concurrentielle, à partir d’entretiens avec des dirigeants de clubs de football professionnel, en Ligue 1 et en Ligue 2.
Carré vert et coups bas
Les dirigeants d’entreprises sont perçus comme des stratèges méthodiques, alignant des décisions optimisées, s’appuyant sur des outils censés être adéquats et ayant fait leurs preuves : matrice SWOT, modèle des cinq forces, dilemme du prisonnier, etc. Cette grille de lecture montre vite ses limites lorsque les environnements obéissent à d’autres logiques.
Dans le secteur du football professionnel, fortement médiatisé, où les émotions et les enjeux symboliques sont omniprésents, la concurrence prend une dimension plus personnelle. C’est ce que rappelait la sociologie stratégique de Crozier et Friedberg en s’intéressant à la dynamique des jeux d’acteurs, et la stratégie individuelle de chaque personne dans une organisation. Un président rappelle :
« On a toujours dans la tête que le football, c’est l’espace de 90 ou 95 minutes, mais pour moi, ça me fait immédiatement penser à la compétition. Et très souvent, même les dirigeants y sont. Les dirigeants viennent dans ce monde-là parce que c’est des gens qui aiment la compétition. »
La concurrence dans le football ne suit pas seulement une logique d’optimisation, elle suit aussi une logique d’affrontement personnel. En ce sens, la rivalité personnelle devient une dimension au cœur de la dynamique concurrentielle. Un autre président témoigne :
« Entre clubs, on ne peut pas se faire de sales coups, c’est le sport qui décide, c’est le carré vert comme on dit. Mais entre individus, parfois, il y a des coups bas… »
Ego et émotions
Pour certains dirigeants, posséder un club de football n’est pas une simple opération économique. C’est un vecteur d’image, une scène sur laquelle se joue autre chose que le business. Comme le confie un autre dirigeant :
« Il y a pas mal de dirigeants qui ont tellement les moyens que finalement un club de football, ce n’est pas le centre de leur univers. Ils vont y chercher autre chose que ce qu’ils peuvent chercher dans leur business au quotidien. »
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Dans les hautes sphères du football professionnel – Ligue 1 et Ligue 2 –, c’est très feutré en surface… mais explosif en coulisse. Loin des caméras, la concurrence se reflète le plus souvent dans les egos entre les dirigeants des clubs. Ce ne sont pas les clubs qui s’affrontent, mais les personnes qui les possèdent et/ou les dirigent. Comme le reconnaît un président, « il y a une rivalité entre dirigeants parce qu’il y a des problèmes d’ego entre les personnes ».
Et lorsque les egos se heurtent, la logique dérape. Ici, on ne défie pas le business model de l’autre, mais on se confronte à un autre président, à un dirigeant, voire à un individu. Un autre dirigeant confesse avec lucidité :
« Il y a des dirigeants qui ne s’aiment pas ou qui m’aiment pas ; il y a des jalousies qui se créent entre dirigeants et ça pousse certains à faire des choses qui n’ont pas de sens pour leurs clubs. Certains dirigeants vont parfois prendre une décision qui n’est pas guidée par la cohérence de leur projet, mais par des satisfecits donnés pendant quinze jours. »
Football et luxe : même scène, autres costumes
L’univers du football professionnel n’est guère une anomalie dans l’univers des affaires. Bien au contraire. C’est simplement plus visible et exacerbé. La médiatisation agit comme un révélateur. Un dirigeant le confirme avec un regard transversal sur sa propre expérience :
« Avant, je travaillais dans le secteur bancaire. Le PDG de Lehman Brothers était en concurrence avec le PDG de Merrill Lynch et de Goldman Sachs. D’énormes egos aussi qui brassaient d’autres chiffres qui n’ont rien à voir avec le secteur du football. »
Bernard Arnault (à gauche) et François Pinault (à droite). Guillaume Souvant et Loïc Venance/AFP. Bernard Arnault (à gauche) et François Pinault (à droite). Guillaume Souvant & Loïc Venance/AFP
Ailleurs, ces rivalités existent tout autant… hors caméra. Le secteur du luxe l’illustre parfaitement avec Bernard Arnault et François Pinault. On découvre un univers où les dirigeants s’affrontent, les gestes sont codés, les messages soigneusement adressés. Mais tout se joue dans l’ombre. Là où le football affiche ses conflits à la Une des journaux sportifs, le luxe les habille de silence et de symboles avec des acquisitions prestigieuses, des fondations artistiques ou des gestes ostentatoires mais feutrés. Le moteur reste le même : des hommes en quête de domination symbolique autant qu’économique.
Et puisque la famille Arnault possède le Paris Football Club (PFC) et la famille Pinault, le Stade rennais, la rivalité peut maintenant se jouer sur le carré vert.
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Élimination symbolique
Il ne s’agit nullement de remettre en cause les fondements de la concurrence, tant s’en faut. L’idée : élargir le spectre de son analyse par l’intégration de l’interaction humaine qui joue un rôle loin d’être négligeable. Cette dernière est structurée par une dimension émotionnelle et des interactions personnelles. Elles substituent à la rivalité organisationnelle une confrontation personnalisée centrée sur l’individu, perçu comme l’ennemi à dépasser ou à éliminer symboliquement. Mais, attention, il n’y a pas de mise à mort au rendez-vous !
Cette dimension semble pourtant quasiment absente dans les théories dominantes de la stratégie des organisations. Elle constituerait un champ d’analyse stratégique à part entière permettant de mieux comprendre non seulement la genèse des stratégies, mais également les modalités concrètes de leur mise en œuvre. Exit alors la boîte noire organisationnelle !